Dictionnaire du darwinisme et de l’évolution

Extraits

Effet réversif de l’évolution
APEL Max
Apomorphie / Plésiomorphie


Effet réversif de l’évolution. Reversive effect of evolution.

(Tort, 1983). Concept-clé de l’*anthropologie darwinienne (à distinguer de l’*anthropologie évolutionniste), l’effet réversif de l’évolution est ce qui permet de penser chez Darwin le passage entre ce que l’on nommera par commodité et approximation la sphère de la nature, régie par la stricte loi de la *sélection, et l’état d’une société civilisée, à l’intérieur de laquelle se généralisent et s’institutionnalisent des conduites qui s’opposent au libre jeu de cette loi. Si ce concept n’est nulle part nommé dans l’œuvre de Darwin, il y est cependant décrit et opère dans certains chapitres importants de *La descendance de l’Homme de 1871, qu’il faut considérer comme son troisième grand ouvrage de synthèse, et comme la poursuite cohérente, dans le champ de l’histoire évolutive de l’Homme naturel et social, de la théorie sélective développée dans *L’origine des espèces. Il résulte d’un paradoxe identifié par Darwin au cours de son essai d’extension à l’Homme de la théorie de la *descendance, et de son effort pour penser le devenir social et moral de l’humanité comme une conséquence et un développement particulier de l’application antérieure et universelle de la loi sélective à la sphère du vivant.

Ce paradoxe peut se formuler ainsi : la *sélection naturelle, principe directeur de l’évolution impliquant l’élimination des moins aptes dans la *lutte pour la vie, sélectionne dans l’humanité une forme de vie sociale dont la marche vers la *civilisation tend à exclure de plus en plus, à travers le jeu lié de l’éthique et des institutions, les *comportements éliminatoires. En termes simplifiés, la *sélection naturelle sélectionne la *civilisation, qui s’oppose à la *sélection naturelle. Comment résoudre cet apparent paradoxe ?

Nous le résoudrons en développant simplement la logique même de la théorie sélective. La *sélection naturelle - il s’agit chez Darwin d’un point fondamental - sélectionne non seulement des *variations organiques présentant un *avantage adaptatif, mais aussi des *instincts. Parmi ces *instincts avantageux, ceux que Darwin nomme les *instincts sociaux ont été tout particulièrement retenus et développés, ainsi que le prouvent le triomphe universel du mode de vie social au sein de l’humanité, et la tendancielle hégémonie des peuples « civilisés ». Or dans l’état de « *civilisation », résultat complexe d’un accroissement de la rationalité, de l’emprise grandissante du sentiment de « *sympathie » et des différentes formes morales et institutionnelles de l’*altruisme, on assiste à un renversement de plus en plus accentué des conduites individuelles et sociales par rapport à ce que serait la poursuite pure et simple du fonctionnement sélectif antérieur : au lieu de l’élimination des moins aptes apparaît, avec la *civilisation, le devoir d’assistance qui met en œuvre à leur endroit de multiples démarches de secours et de réhabilitation ; au lieu de l’*extinction naturelle des malades et des infirmes, leur sauvegarde par la mobilisation de technologies et de savoirs (hygiène, médecine, sport) visant à la réduction et à la *compensation des déficits organiques ; au lieu de l’acceptation des conséquences destructrices des hiérarchies naturelles de la force, du nombre et de l’aptitude vitale, un interventionnisme rééquilibrateur qui s’oppose à la disqualification sociale. Par le biais des *instincts sociaux, la *sélection naturelle, sans « saut » ni rupture, a ainsi sélectionné son contraire, soit : un ensemble normé, et en extention, de *comportements sociaux anti-éliminatoires - donc anti-sélectifs au sens que revêt le terme de *sélection dans la théorie développée par *L’origine des espèces -, ainsi, corrélativement, qu’une éthique anti-sélectionniste (= anti-éliminatoire) traduite en principes, en règles de conduite et en lois. L’émergence progressive de la morale apparaît donc comme un phénomène indissociable de l’évolution, et c’est là une suite normale du matérialisme de Darwin, et de l’inévitable extension de la théorie de la *sélection naturelle à l’explication du devenir des sociétés humaines. Mais cette extension, que trop de théoriciens, abusés par l’écran tissé autour de Darwin par la philosophie évolutionniste de *Spencer, ont interprétée hâtivement sur le modèle simpliste et faux du « *darwinisme social » libéral (application aux sociétés humaines du principe de l’élimination des moins aptes au sein d’une concurrence vitale généralisée), ne peut en toute rigueur s’effectuer que sous la modalité de l’effet réversif, qui oblige à concevoir le renversement même de l’opération sélective comme base et condition de l’accession à la « *civilisation ». C’est ce qui interdit définitivement que la *sociobiologie, qui défend au contraire, à l’opposé de toute la logique anthropologique de Darwin, l’idée d’une continuité simple (sans renversement) entre *nature et société, puisse à bon droit se réclamer du *darwinisme. L’opération réversive est ce qui fonde la justesse finale de l’opposition *nature / culture, en évitant le piège d’une « rupture » magiquement installée entre ses deux termes : la continuité évolutive, à travers cette opération de renversement progressif liée au développpement (lui-même sélectionné) des *instincts sociaux, produit de cette manière non pas une rupture effective, mais un effet de rupture qui provient de ce que la *sélection naturelle s’est trouvée, dans le cours de sa propre *évolution, soumise elle-même à sa propre loi - sa forme nouvellement sélectionnée, qui favorise la protection des « faibles », l’emportant, parce qu’avantageuse, sur sa forme ancienne, qui privilégiait leur élimination. L’avantage nouveau n’est plus alors d’ordre biologique : il est devenu social.

Bibliographie
- Ch. DARWIN, OE; DDH, essentiellement les chap. IV, V et XXI.
- P. TORT, La Pensée hiérarchique et l’Évolution, Paris, Aubier, 1983, p. 165 et 166-197 (« L’effet réversif et sa logique ») ; Misère de la sociobiologie, Paris, PUF, 1985 ; « Sociobiologie et idées fausses" (entretien), Le Monde, 21-22 octobre 1984 ; (Dir.), Darwinisme et Société, Paris, PUF, 1992.

Corrélats
Anthropologie darwinienne. Civilisation. Compensation (Technologies de). Instincts sociaux.
Nature / Culture. Sociobiologie. Sympathie.

PATRICK TORT


APEL Max (1869-1945)

Philosophe néo-kantien allemand, né et mort à Berlin. Après avoir obtenu un doctorat de philosophie avec une dissertation sur la théorie de la connaissance de Kant (1895), ce social-démocrate engagé dans les mouvements en faveur de la formation populaire enseigna à la « Freie », ou « Humboldt-Hochschule » de Berlin ; proche des vulgarisateurs libéraux et social-démocrates de Darwin, il prit position, en ce sens, pour dégager les implications philosophiques et idéologiques du *transformisme et de son adaptation par *Haeckel : (Dir.), Darwin : Seine Bedeutung im Ringen von Weltanschauung und Lebenswert (« Darwin : son importance dans le combat pour une conception du monde et une valeur de la vie », Munich, 1897, 2e éd. en 1909 - ouvrage qui contient les contributions de W. *Bölsche, B. *Wille, E. David, O. Penzig, F. Naumann) ; Kritische Anmerkungen zu Haeckels Welträtsel (« Annotations critiques sur les Énigmes de l’Univers de Ernst Haeckel », Berlin, Skopnik, 1903, 5e éd. en 1905) ; Die Weltanschauung Haeckels (Berlin, 1908, 2e éd. en 1910) ; Darwinismus und Philosophie (Berlin, 1909) ; Philosophisches Wörterbuch (« Dictionnaire philosophique », Charlottenburg, Volkshochschul-Verlag, 1921) ; Geheimwissenschaft. Ein philosophischer Ausflug in die übersinnlichen Welten Dr. Rudolf *Steiners (« Science occulte. Une excursion philosophique dans les mondes transcendants du Dr Rudolf *Steiner », Charlottenburg, Volkshochschul-Verlag, 1922) ; Die Weltanschauungen der grossen Denker (« Les conceptions du monde des grands penseurs », Leipzig, Reclam, 1930) ; Einführung in die Gedankenwelt Josef Dietzgens. Kritik der materialistischen Weltanschauung (« Introduction à la pensée de Josef Dietzgen. Critique de la conception matérialiste du monde », Sozialdemokratische Lehr- und Lesebücher, 5, Stuttgart, Dietz, 1931) ; Einführung in die Philosophie (« Introduction à la philosophie », Leipzig, Reclam, 1932).

BRITTA RUPP-EISENREICH


Apormorphie / Plésiomorphie. Apomorphy/Plesiomorphy.

Dans la terminologie propre à la « systématique phylogénétique » de *Hennig (voir : Cladisme), ce couple conceptuel est utilisé pour désigner les états relatifs d’un *caractère dans une série évolutive de transformations (morphocline). Si dans une lignée évolutive un *caractère se présente d’abord à l’état 1, puis à l’état 2, l’état 1 est dit plésiomorphe (ou ancestral) par rapport à 2, et l’état 2 est dit apomorphe (ou dérivé) par rapport à 1. Si par la suite le même *caractère prend une nouvelle forme, 3, l’état 2 est plésiomorphe par rapport à 3. La présence d’un état apomorphe dans un *taxon prend le nom d’apomorphie. Symétriquement, celle d’un état plésiomorphe prend celui de plésiomorphie. La présence d’un même état apomorphe dans deux ou plusieurs taxons est nommée synapomorphie. Symétriquement, celle d’un état plésiomorphe dans deux ou plusieurs taxons est nommée symplésiomorphie. Une synapomorphie constitue un argument pour penser que les taxons concernés appartiennent à un même ensemble monophylétique, c’est-à-dire issu d’une même *espèce ancestrale (celle qui a, la première, présenté le *caractère apomorphe). En revanche, une symplésiomorphie ne traduit nullement la *monophylie.

Par exemple, la construction monodactyle de la patte du Cheval est une apomorphie que l’on retrouve chez les diverses espèces de Zèbres, l’Onagre, l’Hémippe et l’Ane, et qui signe la *monophylie de la Famille des Équidés. [Au sein de cette Famille, chaque *espèce se distingue des autres par des *caractères apomorphes qui lui sont propres : on parle alors d’autapomorphie.]

En revanche, la présence de cinq doigts aux membres de l’Homme et à ceux de l’Éléphant n’implique pas que l’Homme et l’Éléphant soient plus proches parents l’un de l’autre que des Équidés : il s’agit d’une symplésiomorphie, conservation dans deux lignées évolutives distinctes d’un *caractère probablement présent chez l’ancêtre commun à tous les Tétrapodes actuels.

Corrélats
Clade. Cladisme. Convergence/Divergence/Parallélisme.

JEAN GÉNERMONT, JEAN-PIERRE GASC